Les lois de l’Histoire

Les individus et les sociétés ont tendance à considérer les choses comme statiques ou immobiles et, par conséquent, à fonder leurs décisions sur une telle perception de la réalité. Or, le fait est que toute réalité – l’individu, la société, l’État, la nature dans sa totalité – est en perpétuel changement. Tout est un « flux, » comme disait le philosophe grecque Héraclite. Rien n’est constant, statique ou acquis, sauf en apparence.

Pour les enfants et les jeunes adultes, les changements sont synonymes de croissance physique et mentale, d’épanouissement personnel, de curiosité, d’opportunités, de joie et d’espoir. Les adultes plus âgés ont beaucoup de peine à accepter les changements, car ils sont synonymes de menace potentielle, de danger ou de déclin programmé. Ils imaginent facilement le désastre au bout de la route. Les changements leur causent des souffrances.

Dans la même logique, nous observons deux forces contradictoires en œuvre dans les sociétés humaines : l’une qui pousse au changement et l’autre qui le freine. L’une est incarnée par la jeunesse, le dynamisme et l’ambition, mais aussi par l’inexpérience, la témérité et la destruction. L’autre est la force mature, protectrice et conservatrice, mais qui manque de dynamisme et de créativité et est condamnée à terme. La lutte entre ces forces internes à la société est le moteur de tout changement social. En comparaison, les forces externes à une société ne sont pas déterminantes pour sa transformation, bien qu’elles puissent la mettre sous pression et ainsi l’inciter à réagir.

Les luttes internes perpétuelles entre les forces sociales atteignent leurs points culminants sous forme des clashs violents (révolutions, guerres, etc.) entre les forces nouvelles, jeunes et ascendantes, qui veulent dominer et transformer la société, et les forces sociales établies, sur le déclin, qui font tout leur possible pour maintenir et perpétuer l’ordre existant. C’est de cette manière que la société change, évolue et s’adapte aux nouvelles réalités. C’est la source de tout progrès social mais également de tous les dangers, des guerres et d’autres désastres collectifs. Pour illustrer ce que je viens de dire, je vais prendre quelques exemples concrets de l’histoire moderne.

La Révolution française de 1789 et la Révolution anglaise de 1688 sont deux exemples, qui ont déterminé le cours de l’histoire sur le continent européen et influencé l’histoire mondiale. La première est marquée par une rupture totale avec l’ordre établi, comme résultat d’une lutte brutale, sans compromis, entre les forces émergentes, c’est-à-dire principalement la bourgeoisie, et celles au pouvoir, la monarchie, la noblesse et le clergé. La guillotine en est symboliquement très représentative. Cette rupture avec le passé était non seulement dévastatrice sur le moment, mais a également semé les germes de futures désastres sociaux. En Angleterre, en revanche, l’ordre ancien et l’ordre émergent ont trouvé un compromis, qui a permis la transformation en profondeur et la modernisation de la société anglaise dans la continuité des coutumes et traditions du pays. Les forces en présence ont fait preuve de beaucoup de pragmatisme, évitant ainsi une rupture brutale à la française.

L’exemple le plus marquant actuel est certainement la Chine. La Chine a connu une révolution communiste violente dans des circonstances historiques extrêmement dramatiques, qui représentait une rupture totale avec ses traditions millénaires issues des enseignements taoïstes et confucianistes. Il n’est donc pas surprenant qu’elle ait causé d’immenses souffrances humaines, dont des dizaines de millions de morts. Cependant, sous la direction de Deng Xiaoping, la Chine a connu une seconde révolution, cette fois pacifique, qui consistait en un retour aux traditions ancestrales, tout en ouvrant prudemment la porte à la modernisation de la société. La Chine s’est ainsi ouverte à l’économie de marché, mais sans sa composante capitaliste. Cette combinaison des traditions ancestrales et de la modernité a libéré une énergie et une créativité que le monde n’avait jamais connues auparavant. En l’espace d’une génération, la Chine – où la viande était une denrée rare et où le gouvernement central de Pékin n’avait pas les moyens de chauffer ses bureaux en hiver jusque dans les années 1980 – est devenue la plus grande puissance économique du monde, laissant les États-Unis derrière elle. Par la même occasion, la Chine a commencé à transformer le monde. Grâce à elle, des continents entiers comme l’Asie, l’Afrique ou encore l’Amérique latine ont retrouvé l’espoir de se moderniser et ainsi de sortir de la misère, de l’instabilité et des guerres civiles.

La Chine représente toutefois un défi historique pour l’Occident. Avec son lourd passé de domination par la force, caractérisé notamment par le colonialisme, l’esclavage, les guerres et génocides, l’Occident n’est plus en mesure de préserver sa domination sur le monde. Économiquement, il ne peut plus concurrencer la Chine. Militairement, il est inefficient et incapable de gagner une guerre majeure. Toutes les dernières guerres, notamment la guerre en Ukraine, en sont la preuve (cf. aussi : Guerre en Ukraine – Un autre point de vue). La perte programmée de sa domination sur le monde a également pour conséquence la perte de son accès privilégié aux matières premières et à la main d’œuvre très bon marché dans le reste du monde. A cela s’ajoute le fait que les sociétés occidentales sont vieillissantes, en manque de dynamisme et de repères moraux notamment en raison des idéologies post-modernes. Dans ces circonstances, soit l’Occident décide de préserver à tout prix sa domination sur le monde – ce qui retardera, pour la même raison, sa transformation interne -, soit il décide d’embrasser les changements. Or, la tendance actuelle est le repli sur soi, accompagné de militarisme grandissant, afin de conserver les privilèges acquis. L’Occident agit de la même manière que les forces conservatrices françaises, qui ont rendu indispensable la révolution française. Il en résulte une situation mondiale extrêmement grave, dont la situation en Ukraine et en Palestine sont deux tristes exemples. Dans les deux cas, l’Occident défend violemment un statu quo indéfendable face aux nouvelles puissances émergentes du monde, comme s’il était convaincu qu’il peut arrêter la marche de l’histoire. En Palestine, il va jusqu’à participer activement au génocide de tout un peuple, les Palestiniens. Ce faisant, il ne comprend pas qu’il sème les graines de sa propre destruction, notamment en détruisant le socle moral sur lequel sont bâties les sociétés occidentales. Il ne rend pas non plus service à son protégé, Israël, qui sera sans aucun doute démantelé et, s’il continue sur la voie qu’il a choisie, anéanti par les forces émergentes (cf. La voie choisie par Israël le conduit au précipice) .

L’Occident devrait prendre exemple sur la Chine ou du moins sur la révolution anglaise, car les jeunes générations en Occident ne méritent certainement pas d’être sacrifiées sur l’autel des ambitions impérialiste des gouvernements occidentaux (cf. Quel avenir pour le monde, en particulier pour l’Occident ?). Pour ce faire, ceux-ci doivent arrêter de servir une élite occidentale riche, perverse et va-t-en-guerre, et se mettre au service de leurs peuples respectifs. Ils doivent aussi arrêter de regarder le monde comme un lieu où les plus forts dominent et exploitent les autres. Une autre vision du monde est possible, et elle est celle de la coopération, des intérêts partagés et du respect mutuel, proposée et promue par les puissances émergentes. Pour pourvoir adopter une telle vision, les gouvernements occidentaux devraient écouter les historiens plutôt que les politologues, qui sont systématiquement formés à la doctrine de Machiavel dans les universités élitistes occidentales, loin de toute considération historique ou morale. Ils apprendront à leur grande surprise que l’émergence d’autres peuples, non-occidentaux, n’est pas un problème mais une chance pour l’humanité. Ils trouveront le courage de passer d’une logique qui consiste à vouloir écraser leurs supposés adversaires à une logique qui consiste à coopérer avec eux et à se respecter mutuellement. Cela leur permettra d’accueillir les changements tout en conservant les identités nationales, les traditions et les valeurs propres à chaque peuple.

Le problème fondamental de l’Occident est que la grande majorité des pays occidentaux ont, au cours des derniers siècles, complètement ou presque complètement rompu avec leurs traditions chrétiennes et leurs racines gréco-romaines. Or, un retour aux racines et aux traditions, notamment à la morale chrétienne, est indispensables pour que les gouvernements et leurs classes politiques puissent avoir une vision altruiste de l’autrui, et ainsi sortir de la vision machiavélique du monde.

Comme on peut le voir dans de nombreux exemples historiques, la vraie évolution sociale – qui inclut le progrès moral – a lieu uniquement lorsque les forces sociales en lutte ne s’anéantissent pas, mais agissent dans une continuité historique et sociale en s’enrichissent mutuellement. Le philosophe allemand Hegel le résume bien dans sa célèbre formule « thèse, antithèse, synthèse, » appelée la dialectique, où l’antithèse est la négation de la thèse et la synthèse est la négation de l’antithèse. Or, ce processus n’est pas forcément violent. La première négation n’est pas une négation totale et la seconde négation, à savoir la synthèse, concilie en elle le contenu essentiel de la thèse et de l’antithèse, ce qui lui permet de passer à une qualité supérieure ou, en d’autres mots, à un état qui peut être qualifié de progrès (cf. aussi : Conformisme et créativité).

Je suis convaincu que l’histoire a un fondement moral et un but spirituel. Ses lois sont aussi objectives et réelles que celles de la nature. Le fait que les sociétés modernes soient des sociétés scientifiques et technologiques n’y change rien. La science et la technologie pourraient même représenter un danger mortel pour une partie, voire pour l’ensemble de l’humanité, si elles sont utilisées comme base de décision par les sociétés et les gouvernements, au mépris de la morale, de la philosophie, de la religion ou de l’histoire. La science seule ne pourra jamais comprendre les lois de l’histoire. Une compréhension volontariste de l’histoire, c’est-à-dire comme une réalité subjective, dépendant des choix égocentriques des individus ou des gouvernements, basés sur les rapports de force, est extrêmement dangereuse et immorale. Les individus et les peuples peuvent déterminer leur destin uniquement s’ils vont dans le sens de l’histoire, tout comme ils doivent aller dans le sens de la nature, et non contre elle. L’Histoire aura toujours le dernier mot.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.