Récemment, j’ai entrepris une marche dans la forêt. Plongé dans mes pensées, je ne me suis pas rendu compte du temps qui passait. Bien que je connaisse tous les coins de cette magnifique forêt, j’ai été soudain pris d’un sentiment d’insécurité à l’idée que la nuit allait tomber. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à mon instinct de l’homme préhistorique, pour qui la nuit et l’éloignement de son clan étaient synonymes de dangers mortels. J’ai eu alors le réflexe, bien sûr ridicule dans mon cas, puisque rien ne me mettait en danger, d’accélérer mon pas et de prendre des raccourcis. Mon instinct animal a décidé ainsi et commandé mon comportement en conséquence.
Si nous remontons loin dans le passé, jusqu’à nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, nous constaterions que les individus d’alors n’avaient aucun intérêt à s’éloigner physiquement de leur clan ou de leur groupe. La nature sauvage était hostile et les clans concurrents pouvaient captiver, tuer, voire cannibaliser les individus appartenant aux clans rivaux. Un tel état de fait ne pouvait que profondément marquer les individus en raison des peurs qu’il engendrait et, par la même occasion, assurait au clan une emprise absolue sur ses membres. Car, tout individu capable de discernement savait qu’un bannissement du clan équivalait à une mort certaine.
Nous avons hérité de ces peurs même si nous ne sommes plus des chasseurs-cueilleurs, et vivons confortablement dans des sociétés urbaines bien organisées. Chaque fois que nous sommes confrontés au danger réel ou supposé d’une exclusion sociale (exil, chômage, discriminations et autres formes d’ostracisme), nous le vivons très mal, car il éveille nos peurs profondes.
Or, cette peur de l’inconnu, des chemins non explorés, des risques ou des dangers supposés, etc., a des conséquences importantes pour notre comportement et nos choix individuels ou collectifs. Elle nous rend trop conformistes envers le groupe ou la société et peu authentiques en tant qu’individus. Nous perdons, de ce fait, une part essentielle de notre liberté, ainsi que notre créativité, qui sont pourtant si fondamentales pour notre développement individuel et collectif. En effet, nous suivons aveuglement le groupe ou l’autorité – politique, économique, religieuse ou autre –, ainsi que leurs dogmes sociaux. Nous avons de la peine à réfléchir et à nous exprimer de manière originale et critique ; nous n’osons pas remettre en question les opinions, idéologies, valeurs ou fonctionnement du groupe ou de la société, car ils sont généralement acceptés et/ou émanent de l’autorité. Or, sans la pensée critique, nous n’identifions pas les vrais problèmes, ne trouvons pas de réponses adéquates à ces problèmes et n’acquérons pas la capacité de transformer les choses. Sans la pensée critique, nous n’acquérons pas les vraies connaissances de nous-mêmes, de la société ou du monde.
J’ai vécu dans trois cultures différentes et j’ai toujours constaté le même phénomène : Un conformisme patent face aux discours ou décisions parfois totalement insensés des dirigeants politiques et autres. En effet, la très grande majorité des gens n’osent pas faire entendre leurs interrogations ou désaccords, soit par crainte d’être réprimés ou mal vus ou encore ridiculisés, soit de peur de perdre des avantages acquis. J’ai également constaté, comme corollaire de cette attitude conformiste, un désintérêt généralisé pour les questions importantes qui touchent pourtant chacun. C’est ainsi que le pouvoir parvient à conduire les masses en contrôlant leurs peurs et opinions.
Avec le progrès des sciences et des technologies, par exemple, l’humanité a acquis une indépendance économique remarquable face à la nature, mais, en tant qu’individus, nous poursuivons le chemin inverse de la dépendance économique. En effet, nous sommes devenus presque tous des salariés, économiquement dépendants, alors que le travail salarié semblait être marginal avant les sociétés industrielles. C’est l’une des conséquences de notre conformisme. Nous n’avons pas réussi, à ce jour, à construire des sociétés, où tout individu bénéficie d’une indépendance économique substantielle, qui est pourtant le fondement de toutes les autres formes de liberté personnelle. L’absence de garantie d’une activité salariée appropriée ou d’un revenu de base inconditionnel suffisant constitue le talon d’Achille des sociétés libérales modernes ; c’est par là qu’un éventuel péril pourrait arriver. Une autre conséquence de notre conformisme est le fait que nous sommes devenus des éléments uniformes des structures sociales (famille, école, entreprises, Etat, etc.). Il n’est dès lors pas étonnant que nous soyons réduits à de simples fonctions.
Nous devons réapprendre à gérer nos émotions primaires, qui ont été désignées par la nature pour un environnement austère, où l’homme devait se battre quotidiennement pour sa survie. Elles nous poussent à des avantages immédiats, qui ont pour corollaire une insatisfaction à longue terme. Elles comportent une force d’inertie énorme, qui nous invite à la paresse et au confort, probablement pour économiser l’énergie, dont l’homme primitif avait tant besoin pour sa survie. Or, c’est un chemin qui conduit tout droit à la médiocrité et à l’échec. Face à tant de défis de la vie moderne, une attitude passive ou conformiste est un auto-sabotage, qui nous empêche de trouver des solutions valables aux problèmes réels de la vie. Non affrontés, ces problèmes ne nous laissent pas en paix. Ils sont internalisés par notre esprit sous forme des conflits psychologiques internes, qui débauchent alors sur des formes de psychose, ravageant les sociétés modernes dans des proportions jamais vues auparavant.
Nous devons surmonter nos peurs et autres émotions négatives, prendre des chemins inexplorés, accepter des risques, relever des défis, questionner les idées communément admises pour voir si elles sont vraies, proposer des solutions nouvelles aux problèmes anciens ou nouveaux, créer de nouvelles activités, faire face à l’adversité, repenser régulièrement la politique et la société, etc. Cela peut, parfois, comporter la traversée du désert. Ne nous comportons alors pas comme ceux qui, suivant Moïse dans le désert, regrettaient leur ancienne situation d’esclaves.
Combien de fois au cours de notre vie des idées intéressantes ont effleuré nos esprits et combien de fois nous les avons rejetées immédiatement, sans nous poser d’autres questions ? Combien de fois avons-nous entravé, par exemple, nos enfants, parce qu’ils avaient des idées ou des projets que nous ne comprenions pas ou qui sortaient de l’ordinaire ? Nous sommes-nous demandé si nous avions raison ? N’est-ce pas notre envie de rester dans notre zone de confort ou d’éviter tout risque, qui en est responsable ?
En observant de près le fil de notre raisonnement logique, nous constatons que presque toute idée nouvelle suscite une opposition de notre propre esprit. Nous nous arrêtons alors souvent à ce premier stop, comme si notre véhicule mental tombait en panne. Or, c’est en persévérant et en surmontant sans cesse les oppositions rencontrées que nous aboutissons à des idées ou des solutions viables. En effet, le raisonnement logique passe par ce que la philosophie classique allemande a appelé la dialectique : thèse, antithèse, synthèse. La thèse est toute idée ou situation nouvelle, l’antithèse est sa négation par l’opposition qu’elle suscite en elle-même, tandis que la synthèse est la conciliation de deux premières. C’est à travers une alternance continuelle des idées opposées, des doutes et des certitudes qu’une solution convaincante se dessine à la fin. Dans la vie réelle, cela prend la forme de l’adversité que nous ne devons pas fuir, mais pleinement embrasser. C’est ainsi que nous nous surpassons et devenons actifs et créatifs.
L’homme étant un animal social, sa créativité n’est possible que dans un cadre politico-social approprié. On constate que les sociétés qui sont oppressives et fermées ne sont pas créatives. Dans l’histoire récente, la Chine, l’Inde ou l’Union soviétique ont, durant des décennies, essayé de développer des sociétés ou des économies fermées. C’était un échec. Les deux premiers pays ont connu un essor sans précédent depuis qu’ils se sont ouverts au monde. L’exemple le plus frappant est certainement celui des deux Corées. La Corée du Nord est un pays hermétiquement fermé avec un régime politique autoritaire et oppressif, de sorte qu’il ne laisse aucun espace à la créativité individuelle. Il n’est donc pas surprenant que le pays soit sous-développé et très pauvre. La Corée du Sud est, en revanche, un pays ouvert sur le monde et fait partie des pays riches et développés de la planète. Pourtant les deux Corées sont habitées par le même peuple que l’histoire a divisé en deux parties il y a 70 ans.
Nous devons surmonter nos peurs et changer nos mauvaises habitudes générées par le confort et le conformisme, si nous voulons être créatifs. La créativité peut consister en développement personnel, par exemple, en cultivant son esprit par la lecture, la réflexion, l’échange intellectuel ou spirituel, etc., et/ou prendre la forme des activités artistiques, créatrices, économiques, associatives, etc. La créativité est le chemin qui mène au développement personnel et collectif. Elle donne aussi un sens à la vie et renforce durablement la confiance en soi, ainsi que l’estime de soi. La nature ayant donné à chacun de nous les germes de l’accomplissement personnel et de la grandeur, il nous appartient de les cultiver avec soin et amour.